• Faut-il avoir souffert pour créer?

    Le choc des deux hémisphères.
    Blanchette, Josée.

    Article sur l'état, la nature du créateur, de l'artiste.

    Questions éternelles : faut-il avoir souffert pour créer?

    "Parfois, j'ai l'impression de vivre dans une ruche. Ça bourdonne sans cesse dans ma tête. Ce n'est que folie ordinaire; celle des créateurs qui gravitent autour et font leur miel du nectar des idées. Étant entourée d'artistes et d'artisans, d'entrepreneurs, de passionnés et d'anticonformistes, le mot qui revient le plus souvent dans nos conversations ressemble à «projet». Des projets qui prennent l'eau parfois mais des projets qui gardent en vie, et, le plus souvent, finissent par un lancement bien arrosé. Tous les prétextes sont bons pour s'encanailler et faire un pied de nez au néant.

    Ce sont tantôt des romans qui ne verront jamais le jour, tantôt des chansons qui ne berceront jamais d'enfant, tantôt des mélodies grattées sur une guitare sans micro, tantôt des voiliers sans mât qu'on met à l'eau vaille que vaille. Ce sont des photos qui n'iront jamais rêvasser au musée, des toiles qui se languiront d'un galeriste, des poèmes qui ne feront partie d'aucune anthologie, des «vlogues» qui cherchent un mécène, des voeux pieux d'agnostiques finis.
    Mais ces projets contiennent tout à la fois: désir, sens, sentiment de s'incarner dans l'infini et de se reproduire, de s'accoupler avec des gens de même parenté sans bafouer le tabou de l'inceste.

    La mère des idées n'est pas encore morte. Comme dit mon amie Anne, nullipare et romancière: «Je n'ai pas eu un enfant, j'en ai mis plusieurs au monde.»
    Une façon de laisser des enfants de papier qui nous ressemblent.

    Si l'avenir appartient aux fous et aux poètes, comme se plaît à le dire Gilles Vigneault, je veux être de ces lendemains qui chantent, même faux, même a cappella. Et même si je déchante.

    Deux hémisphères, deux pôles

    Désormais, il n'y a plus que les artistes pour réfléchir à la création. Tous les penseurs et les acteurs de la société s'intéressent au phénomène. D'autant qu'il risque d'être payant. Mes amis inspirés ont de beaux jours devant eux. «L'avenir appartient désormais à une autre catégorie de personnes avec un état d'esprit différent - concepteurs et empathiques, spécialistes de la reconnaissance des formes et créateurs de sens. Ces artistes, inventeurs, designers, conteurs, travailleurs sociaux, consolateurs ou penseurs qui ont des choses une vision d'ensemble récolteront bientôt les plus beaux fruits de notre société et partageront ses plus grandes joies», écrit l'ancien conseiller d'Al Gore (1995-97), Daniel Pink, aujourd'hui journaliste spécialisé dans l'analyse des transformations de l'économie mondiale.

    Dans L'Homme aux deux cerveaux - Apprendre à penser différemment dans un monde nouveau (Robert Laffont), Pink se livre à une démonstration éclatante du fonctionnement de nos deux hémisphères. Mais surtout, il fait un constat plus évident: la société occidentale a été dominée par une forme de pensée et
    une approche de la vie réductrices, étroites et profondément analytiques durant un siècle. Selon lui, grâce à la technologie, à la mondialisation, une révolution est en marche. Une approche différente, propulsée par l'hémisphère droit (non linéaire, intuitif et holistique) va être de plus en plus prisée dans toutes les sphères de l'activité humaine. «Et les capacités autrefois dédaignées et qualifiées de frivoles (les qualités inhérentes au cerveau droit telles que l'inventivité, l'empathie, la joie et le sens) vont être de plus en plus déterminantes pour départager qui prospère et qui s'enrichit.»

    Déjà, une cinquantaine d'écoles de médecine à travers les États-Unis incluent la spiritualité dans leur cursus. La UCLA Medical School a établi un programme visant à développer l'empathie chez ses étudiants. Les chasseurs de tête s'intéressent de plus en plus aux finissants en art. De fait, il est plus facile de postuler au programme de MBA d'Harvard qu'à celui des beaux-arts d'UCLA.

    Cette inclinaison soudaine pour des chemins moins fréquentés serait largement attribuable au vieillissement des baby-boomers: «[...] Plus l'individu vieillit, plus il accorde d'importance à des qualités qu'il a peut-être négligées dans son empressement à faire carrière et à fonder une famille: but, satisfaction intrinsèque, signification», écrit Pink.

    L'auteur parle d'un monde où le sens crée désormais la richesse, désarçonné par l'abondance, l'Asie et l'automatisation.

    Être reconnu par l'époque

    L'ouvrage de référence en matière de créativité (outre les livres de recettes de Julia Cameron, vénérée par nombre de créateurs que je connais) demeure celui du célèbre psychologue établi en Californie, Mihaly Csikszentmihalyi. Auteur des best-sellers Vivre et Mieux vivre, le psy s'est livré à une recherche de 30 ans sur les créateurs et a publié La Créativité dès 1996 (traduit en 2006 chez Robert Laffont).

    Selon ce psy, la créativité donne tout son sens à notre vie et nous différencie du primate avec lequel nous partageons 98 % de notre bagage génétique. Le processus créatif contribuerait également à l'impression de vivre plus intensément, à l'instar de la sexualité, des sports, de la musique et de l'extase
    religieuse!

    L'étude de Csikszentmihalyi est passionnante à lire à bien des égards. Quiconque fraie avec le processus de création comprendra que deux tendances s'opposent: celle de l'instinct d'autopréservation, plus conservatrice, et celle des instincts d'exploration, du plaisir et de la nouveauté, du risque mû par la curiosité, plus expansive. Les deux programmes sont nécessaires mais la seconde pulsion réclame souvent des subventions du Conseil des arts et des encouragements des pairs.

    Il ne suffit pas d'être créatif, il faut que ce débordement s'inscrive dans les besoins, le zeitgeist d'une époque. «J'en suis ainsi arrivé à la conclusion que la créativité résulte des interactions d'un système composé de trois éléments: une culture dotée de règles symboliques, une personne qui introduit une nouveauté dans ce domaine symbolique et des experts qui reconnaissent et valident l'innovation.» Le psy est également d'avis que face à la concurrence mondiale, c'est la stratégie des idées qui devient viable dans une entreprise.

    Sans l'assentiment de son milieu, le mythe du génie incompris prend le pas sur celui de l'artiste qui ouvre la voie. Van Gogh et Bach en ont fait les frais en leur temps.

    Chose certaine, les créatifs sont à la fois complexes et androgynes, des «multitudes» plutôt que des «individus», flirtant avec les extrêmes, capables de déployer une intense énergie tout en restant au repos, décrits à la fois comme intelligents et complètement naïfs, fantaisistes et disciplinés (la persévérance n'est pas à négliger), passant alternativement de l'imagination à la réalité en se détachant du présent sans se couper du passé, puisant tour à tour dans l'introversion et l'extraversion, s'affichant dans l'humilité et la fierté, voire l'ambition et l'agressivité, jouant avec les règles de leur domaine tout
    en étant rebelles et indépendants, passionnés, exposés aux joies comme aux souffrances en raison de leur sensibilité particulière.

    Si vous venez de vous reconnaître, il y a de fortes chances que vous soyez déjà connu.



    «Pour survivre, les cultures doivent éliminer la plupart des nouvelles idées produites par leurs membres.» - Mihaly Cshikszentmihalyi, La Créativité.

    «Ce qui est maintenant prouvé ne fut autrefois qu'imaginé.» - Paul Éluard.

    «Les gens de gauche inventent de nouvelles idées. Quand elles sont usées, les gens de droite les adoptent.» - Mark Twain.

    «En résumé, nous sommes passés d'une société de paysans à une société d'ouvriers d'usine puis de travailleurs du savoir. Et, aujourd'hui, nous évoluons encore, vers une société de concepteurs et d'empathiques, de spécialistes de la reconnaissance des formes et de créateurs de sens.» - Daniel Pink, L'Homme aux deux cerveaux



    Joblog - Pi...?!

    Ces jours-ci, au Théâtre la Licorne, la pièce Pi...?! fait un tabac. Écrite par le comédien Christian Bégin, 45 ans, on y aborde le thème de l'angoisse
    de la mort qui nous hante tous plus ou moins consciemment. J'ai adoré le montée dramatique de cette pièce et la mise en scène de Marie Charlebois. J'ai
    posé quelques questions à Christian Bégin, que j'ai croisé au resto après la première.

    - Christian, d'après toi, il faut souffrir pour créer?

    - Non. C'est faux. J'y ai cru. Je n'y crois plus. On peut créer dans le plaisir.

    - Est-ce que la création te garde en vie?

    - Oui. Je vais écrire de plus en plus. On court tous après notre queue. Il y a deux moments où j'entre en moi: quand je cuisine et quand j'écris. J'apprends à le faire aussi dans mes amours.

    - Est-ce qu'il faut être obsédé pour créer?

    - On finit toujours par parler de ses obsessions: «Que reste-t-il de mes amours?», la quête de sens, le vide, la disparition des repères. Les grands thèmes, c'est toujours l'argent, le pouvoir, l'amour, le cul, la religion, la mort.

    - Est-ce qu'il faut avoir souffert pour créer?

    - Oui. Notre vie est ponctuée de souffrances, surtout quand on est des êtres plus complexes, multi-couches. Chacun a une capacité à résilier même si je trouve le mot galvaudé.

    Transcender par la méditation

    Le livre qu'a écrit le réalisateur David Lynch, Catching the big fish. Meditation, consciousness, and creativity (2006), se lit à l'endroit comme à l'envers.
    Mais si on l'entame par la croûte, comme un pain, on comprend mieux le titre. Pour Lynch, les idées sont comme des poissons. Si on veut des gros poissons, on doit aller plus creux en soi. Plus on est conscient, plus on arrive à puiser à la source, plus les poissons sont gros.

    Adepte de la méditation transcendantale depuis 35 ans (deux fois 20 minutes par jour), Lynch prétend qu'elle a été centrale dans son processus de création : « L'intuition augmente. Le plaisir de vivre grandit. Et la négativité s'évanouit. » Plus loin: « Tu deviens de plus en plus toi. »

    Pour ce créateur du grand écran qui est également peintre, la vie artistique équivaut à la liberté d'avoir le temps de laisser les belles choses arriver. Et forcément, il n'y a plus beaucoup de temps pour faire autre chose. Avec raison, tous les créateurs sont un peu jaloux de leur temps.

    C'est un vrai beau livre pour qui veut plonger en eaux profondes avec un maître de l'inconscient. Il termine son livre par le mot Peace, le vrai terreau des idées lumineuses.

    www.chatelaine.com/joblo  cherejoblo@ledevoir.com


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