• Enseigner Machiavel, c'est être immoral...

    Enseigner Machiavel, c'est être immoral ? Oui !

    À l'heure où domine la morale hyperdémocratique, le philosophe florentin qui justifie la violence, la ruse et le mensonge corrompt-il la jeunesse ?

    Jean-Manuel Weisz, Professeur de philosophie au Collège international des Marcellin.

    Toutes les deux semaines, Le Devoir offre à un professeur de philosophie, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées et d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur.

    D'après moi, article très bien construit et efficace. En outre, j'en approuve les conclusions. Mais pour connaître ces conclusion, il faut lire l'article jusqu'au bout...

    Enseigner Machiavel, c'est être immoral ? Oui !


    «Machiavélique»: l'épithète claque comme une insulte. C'est celle que le politicien Raymond Bachand, ministre du Développement économique, a choisie la semaine dernière pour dénoncer les méthodes de son vis-à-vis fédéral, Jean-Pierre Blackburn. Il y a plus de vingt ans, Denys Arcand avait pourfendu Pierre Elliott Trudeau dans Le Confort et l'Indifférence en le décrivant comme un parfait machiavélien.

    C'est immanquable, lorsqu'on veut fustiger un personnage politique, Machiavel est convoqué. Il est un argument de choix devant le tribunal de la morale publique. Son nom est synonyme de Mal. Et parfois, à le lire, il semble que ce soit juste: «Un prince sage, écrit-il, ne peut et ne doit tenir sa parole quand la loyauté lui ferait trop de tort ou quand les raisons pour lesquelles il a pris un engagement n'existent plus.» Prince sage?! Sagesse fort peu philosophique! La fin justifie les moyens.

    Par conséquent, on peut s'interroger: la pensée de Nicolas Machiavel doit-elle vraiment être enseignée dans un cours de philosophie, notamment au collégial, alors que cet auteur justifie la violence, la ruse et le mensonge, alors qu'il enseigne à faire le Mal?

    Mussolini et Hitler

    Des faits historiques aggravent son cas. Aucun historien du totalitarisme n'ignore que Mussolini se plut à rédiger une préface enthousiaste pour une édition du Prince. Par la suite, le dictateur italien eut la délicatesse d'envoyer un exemplaire dudit volume à Hitler avec une dédicace des plus amicales.

    Machiavel n'est-il pas le grand pervertisseur des âmes, celui qui a permis de déculpabiliser tous ceux qui, au fil de cinq siècles, soit depuis la Renaissance, n'ont eu aucun scrupule à utiliser n'importe quels moyens pour arriver à leurs fins, tous ceux qui considèrent la politique comme un jeu en vue de conquérir des territoires ou des richesses matérielles, jeu de puissance dont la seule règle est la suivante: pour réussir, tous les coups sont permis?

    Comme professeurs de philosophie, en donnant à lire un ouvrage tel que Le Prince, ne sommes-nous pas coupables de perpétuer un mode de pensée dont les implications politiques sont odieuses?

    Revenons à Platon un moment. Pourquoi Platon? Parce que c'est le plus souvent à partir de ses écrits que tout apprenti philosophe est invité à découvrir en quoi consiste la démarche philosophique: définir le fondement et l'essence des êtres et des choses en adoptant une démarche rationnelle.

    Dans L'Allégorie de la caverne, Platon fait une nette distinction entre deux mondes: d'une part, le monde sensible, le royaume des opinions qui se nourrissent d'impressions fugitives et donc trompeuses; d'autre part, au-delà de ce monde concret, en dehors de la caverne, la lumière du jour représente le monde intelligible, monde abstrait au sommet duquel trônent les idées de Justice, de Vérité et de Beauté, toutes illuminées par l'idée du Bien.

    Pour faire de la philosophie, nous dit Platon, on doit se déprendre de son corps pour pouvoir contempler les idées universelles. C'est pour cette raison que Platon fit inscrire ces mots sur le fronton de son école philosophique d'Athènes: «Nul n'entre ici s'il n'est géomètre.»

    En un sens, Machiavel n'a que faire des mathématiques. Ce qui l'intéresse, c'est d'observer et de comprendre comment et pourquoi ceux qui font de la politique agissent et, partant de là, de donner les meilleurs conseils qui soient pour réussir. Machiavel se trouve ainsi à mille lieues de la figure emblématique de Socrate, le maître de Platon.

    Si pour Socrate nul n'est méchant volontairement, Machiavel constate que la plupart des humains qui font de la politique sont assoiffés de pouvoir et de gloire, que certains peuvent être cruels comme des lions ou rusés comme des renards, que d'autres sont trop souvent crédules, totalement incapables d'aller au-delà des apparences, tout séduits qu'ils sont par les masques portés par ceux qui cherchent à les dominer.

    Ainsi, Machiavel constate que «les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains. Tout homme peut voir, mais presque personne n'identifie ce qu'on est réellement et ce petit nombre d'esprits pénétrants n'ose pas contredire la multitude qui a pour bouclier la Majesté de l'État. Or quand il s'agit de juger l'intérieur des hommes et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s'attacher qu'aux résultats. Le point est de se maintenir dans son autorité, les moyens quels qu'ils soient paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun».

    Au service du Mal ?

    Puisque les humains en général sont d'abord mus par leurs intérêts et les passions plus que par des motifs nobles, dès lors qu'on remporte la victoire le peuple applaudira toujours, peu importe les moyens qu'on a mis en oeuvre.

    Est-il juste de dire que notre auteur italien a mis toute son intelligence au service du Mal de telle sorte que le seul destin du peuple est de devoir souffrir entre les mains ensanglantées d'un tyran? S'est-il donc contenté de faire l'éloge de la force et de la violence, de la ruse et de la perfidie?

    En fait, les écrits de Machiavel n'autorisent guère une interprétation aussi unilatérale. On peut certes décrire Machiavel comme un maître en scélératesses, mais il fut aussi un patriote italien épris de liberté.

    Ainsi, c'est bel et bien le même Machiavel qui, à la toute fin du Prince, exhortait les Italiens à s'unir pour chasser les envahisseurs étrangers, considérant que «la guerre est toujours juste lorsqu'elle est nécessaire, et les armes sont sacrées lorsqu'elles sont l'unique ressource des opprimés». Certains n'hésiteront pas à voir en Machiavel un grandiose inspirateur des luttes de libération nationale du XIXe siècle en Europe.

    D'où l'enthousiasme de Mussolini, noteront certains. Et, dans une certaine mesure, d'Hitler? Défendons-le un peu, tout de même: il faut bien mal connaître les écrits de Machiavel pour le considérer comme le complice, fût-il lointain, du délire raciste de ce petit moustachu, artiste raté.

    Pour preuve, considérons la manière dont Machiavel définit un bon empereur: «Un prince en sûreté au milieu de ses paisibles sujets, le monde en paix, gouverné par la justice; il verra le sénat jouissant de son autorité, les magistrats de leur dignité, et les citoyens opulents de leurs richesses; la noblesse honorée ainsi que la vertu; partout le bonheur et la tranquillité. D'un autre côté tout ressentiment, toute licence, toute corruption, toute ambition contenue ; il verra renaître cet âge d'or où chacun peut exprimer et soutenir sans crainte son opinion. Enfin il verra le monde triomphant, le prince environné de respect et de gloire, et les peuples heureux l'entourer de leur amour.»

    C'est dans ce type de passage, où on le découvre sensible au bien commun, que l'on prend conscience de la richesse de l'enseignement de Machiavel.

    Il est peut-être moins subversif, en un certain sens, que le monde politique rêvé par Platon: un monde sans liberté d'expression, contrôlé par une élite de savants qui seraient les seuls à savoir quoi faire afin de nous diriger, tels des bergers, nous, peuple-troupeau.

    Pour Machiavel, il faut faire de la politique en évitant deux écueils majeurs: que le dirigeant animé par une volonté de dominer ne devienne un tyran; que le peuple, qui souhaite avec raison ne pas être opprimé, refuse d'être gouverné. La tyrannie autant que l'anarchie sont aux yeux de notre Italien des maux fort dommageables pour une société.

    Des clichés stupides


    Faut-il donc enseigner Machiavel? Oui, évidemment. Les clichés qui se plaisent à le décrire comme un auteur infréquentable sont tout simplement stupides.

    Mais, nous diront certains, n'est-il pas trop anachronique? Depuis la Renaissance, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Les idées de Locke concernant les notions de contrat, de droit naturel et de libertés civiles; les idées de Montesquieu sur le partage et la limitation des pouvoirs; celles de Rousseau sur la souveraineté populaire et la volonté générale; la laïcisation de la vie politique par la séparation de l'Église et de l'État; l'apparition et la consolidation d'un quatrième pouvoir, celui des médias; l'importance qu'il convient d'accorder, non pas seulement à la politique, mais aux facteurs économiques comme étant davantage déterminants pour comprendre les mouvements de société, etc., toutes ces idées, qui forment la base de nos démocraties dites libérales, ne sont-elles pas suffisantes pour analyser le monde politique actuel?

    Je réponds non. Tant que les hommes seront mus par des passions et des intérêts pas toujours avouables, tant que les hommes n'agiront pas exclusivement en fonction de motifs nobles et honnêtes, les écrits de Machiavel demeureront une référence.

    Qu'on soit d'accord ou pas avec les thèses les plus «machiavéliques» de Machiavel, celui-ci a eu au moins le mérite d'avoir réfléchi à une grave question : si la politique en son essence est action, si toute action vise la réussite, dans quelle mesure un dirigeant politique peut-il renoncer à se salir les mains, donc à faire le Mal, pour protéger le bien commun?

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